Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes penché sur les pratiquants utilisateurs de stéroïdes anabolisants les plus investis dans la culture du bodybuilding Nous avons problématisé le bodybuilding en étudiant le processus de co-construction entre le rapport au corps des bodybuildeurs engagés durablement dans la pratique et la culture du bodybuilding. D’abord, nous exposerons deux tendances que l’on trouve dans la littérature. Ensuite, nous présenterons notre posture théorique, influencée par la cultural criminology et la phénoménologie clinique, avant d’exposer notre méthodologie. Nous montrerons que les bodybuildeurs sont prédisposés à un corps-usine et entretiennent un rapport de connaissance avec leur corps. Nous conclurons sur la façon dont ce rapport au corps et la culture du bodybuilding se co-construisent. Enfin, nous plaiderons la nécessité, pour la criminologie, de s’emparer du corps comme nexus ouvrant un dialogue interdisciplinaire.
Deux gestes, un double mouvement
Notre étude se situe à l’intersection de deux gestes l’un centrifuge, l’autre centripète. Le premier, réunissant des travaux de sociologie, explique le rapport au corps des bodybuildeurs comme un effet de structures et le second, regroupant des travaux de psychologie et de psychologie sociale, démontre qu’il découle d’un fonctionnement interne. Le premier pose la question suivante : à quelles relations sociales peut-on rattacher le rapport au corps des bodybuildeurs ? Le second, quant à lui, s’interroge sur le vécu intérieur auquel est rattachable ce rapport au corps.
Un geste centrifuge
Au sein du geste centrifuge, notons les travaux analysant le bodybuilding à l’aune du genre. Ils mériteraient d’être analysés en profondeur tant l’analyseur « genre » est un drapeau derrière lequel se cachent de nombreux fanions. Cette diversité entraîne des regards divers sur le bodybuilding permettant de comprendre cette pratique comme un outil pour s’approcher des qualités promues par la masculinité hégémonique ; comme un lieu de potentielle subversion de l’ordre de genre ; comme une technologie permettant aux hommes transgenres d’incarner le genre désiré (Schippert, 2007 ; Bridges, 2009 ; Richardson, 2012 ; Baril, 2017). La littérature montre que, pour rendre intelligible la culture du bodybuilding, il est nécessaire de la mettre en relation avec le genre : le bodybuilding se colore à l’aune du genre. Cette mise en relation permet de comprendre le bodybuilding comme une culture ou une pratique qui n’est ni au-delà ni en deçà des axes de pouvoir, mais qui, tout en opérant un léger décalage, les véhicule.
D’autres travaux tentent de comprendre le bodybuilding comme un écho des structures sociales ou comme une résistance à celles-ci. La prise de stéroïdes refléterait l’inscription dans une société du risque (Monaghan, 2001). Le bodybuilding témoignerait d’une adhésion au capitalisme (Kinunnen, Vallet, 2018) ou encore agirait comme principe de distinction sur le marché du travail (Jarthon, 2018).
La modernité tardive est centrale dans ces études (Monaghan, 2001 ; Kinunnen, Vallet, 2018) : le bodybuilding est compris à l’aune des risques de la multiplication des images et de la contraction du temps et de l’espace induites par la modernité tardive. Nous y reviendrons. Pour l’instant, notons que ces savoirs permettent de resituer le bodybuilding dans un complexe de relations. Ce cadrage offre la possibilité d’en appréhender les codes pratiques et représentations comme non isolés. Cette culture est imbriquée dans des relations avec des ensembles qui la dépassent et c’est dans ces interactions que la culture du bodybuilding se définit et se positionne au sein de la/des société(s).
Les travaux référencés ci-dessus analysent la façon dont la culture du bodybuilding s’articule avec d’autres dimensions de la société. Cependant, ces travaux touchent leurs limites quand il s’agit d’analyser le rapport au corps des bodybuildeurs. En effet, quand ces études en discutent, c’est pour l’exposer comme un effet de structures. Cela tient certainement à une tradition sociologique qui appréhende un phénomène social en le mettant en relation avec un autre phénomène social ; on « explique le social par le social ». Ce geste fondamental de la sociologie (Lahire, 2005) veut que l’on explique le comportement d’un individu en cherchant à l’extérieur, cela en fait un geste centrifuge. Cela distingue la sociologie des explications de phénomènes par l’intériorité comme le font les approches dominantes en psychologie.
Un geste centripète
Le geste centripète explique le bodybuilding, le rapport au corps des bodybuildeurs et la prise de stéroïdes par des caractéristiques internes à l’individu. Dans le cadre de cette catégorie de travaux, nous exposerons les études se penchant sur la dysmorphie musculaire (DM), les travaux étudiant la prise de stéroïdes à travers le désengagement moral, et l’étude de psychologie sociale de Klein (1993).
Une partie des études psychologiques portant sur la pratique du bodybuilding l’explique par une volonté de « prise de masse musculaire » qui serait sous-tendue par un dysfonctionnement psychologique : la DM » (Chaba et al., 2018). Ce concept est défini comme « une préoccupation excessive par rapport à la prise de masse musculaire et à l’adoption de comportements alimentaires et d’exercices physiques associés à la recherche de prise de masse musculaire » (Chaba et al., 2018, 67). Les auteurs ajoutent que les personnes atteintes de DM se perçoivent comme étant plus fines qu’elles ne le sont réellement (Chaba et al., 2018.). Cette définition associe la DM aux troubles du comportement alimentaire (TCA). Ces études (Tod et al., 2016 ; Chaba et al., 2018 ; Badenes-Ribera et al. 2019) mettent en évidence la présence de dysfonctionnements psychologiques chez les bodybuildeurs. Ces dysfonctionnements ayant le même « cœur pathologique » (Chaba et al., 2018, 68) expliqueraient le mode de vie des bodybuildeurs. L’utilisation des stéroïdes serait la conséquence de ce défaut de perception. Elles situent son cœur d’explications dans le (dys)fonctionnement des bodybuildeurs et en proposent une lecture, catégorielle ou pathologique, en troisième personne
Au sein des études constituées par ce geste, une partie de la littérature cadre le « dopage » par une approche en termes de désengagement moral (Boardley, Grix, 2014). Ce cadrage explique l’usage de stéroïdes anabolisants par des comportements se déchargeant de la culpabilité entrainée par la transgression de la morale. Cette compréhension est issue de la cognitive social theory (Bandura, 1991). Ce modèle envisage les manières dont l’action est posée en fonction des normes sociales, subjectives et est répétée – ou pas – selon des stimuli précédant et suivant l’action.
La principale limite de ce courant est qu’il ne prend en compte ni la spécificité de la culture étudiée ni la relation que cette dernière entretient avec « la morale ». Celle-ci est souvent mise en avant comme un rapport entre individus et société. La conception d’un champ de la morale qui n’est pas d’emblée en lutte et multiple (il existe des morales) ne rend pas compte du fait que le désengagement moral peut aussi être un engagement alternatif à la morale dominante. Plus avant, la culture du bodybuilding est considérée comme un support du comportement, ce qui empêche de la considérer dans une économie plus globale comprenant les relations que cette culture entretient avec les autres cultures, a fortiori, la culture hégémonique. Cela trouve partiellement son expression quand les pratiques sportives sont comparées en minimisant leurs différences ou ce qu’elles considèrent comme du dopage (Barkoukis et al., 2015).
La réconciliation des deux gestes est l’une des propositions des études de psychologie sociale portant sur le bodybuilding. Pour ce type de savoir, nous nous référerons à un seul auteur : Alan M. Klein (1993). Référence dans les études portant sur le bodybuilding, son ouvrage Little Big Men rend compte d’une ethnographie menée dans des salles de sport peuplées de bodybuildeurs professionnels aux États-Unis. Little Big Men tente de comprendre la culture du bodybuilding en alliant une analyse des relations sociales à l’intérieur des salles de sport et à l’extérieur de celles-ci. Ces analyses combinent des apports de la sociologie interactionniste et structuraliste avec une psychologie d’inspiration tantôt freudienne, tantôt cognitivo-comportementaliste. À l’aide de ce cadrage théorique, Klein analyse le bodybuilding en ce qu’il constitue une rupture avec la société. Le bodybuilding prendrait sa source dans le sentiment d’insécurité des bodybuildeurs. Wiegers résume l’approche de Klein de la manière suivante : « [Klein] décrit les bodybuildeurs comme manquant de confiance en eux et engagés dans une quête futile d’une image hypermasculine du corps (Wiegers, 1998, 147, notre traduction). Pour les sujets qui nous intéressent, Klein explique la construction du corps hypertrophié par des traits psychologiques exacerbés par un contexte socioculturel. Ce faisant, il fige partiellement la culture du bodybuilding : elle aurait un noyau dur qui n’est pas expliqué par les relations interculturelles, mais par la réunion d’acteurs partageant les mêmes traits psychologiques.
Double mouvement
Nous avons résumé deux lectures divergentes du bodybuilding. Nous pensons que nous pouvons tirer le meilleur de ces deux gestes en adoptant un cadre théorique s’apparentant à un double mouvement que nous développerons en trois temps. Le premier enraciné dans les cultural studies et la cultural criminology, le deuxième enraciné dans le concept d’habitus, et le troisième exposant l’usage que nous ferons de la phénoménologie clinique.
Les cultural studies se penchent sur différentes cultures dominées et leurs relations hégémoniques avec la culture dominante. Ce courant postule que les cultures sont des espaces de sens occupés par des groupes et des individus (Ferrell et al., 2008). Les sous-cultures sont constituées de pratiques signifiantes qui dévoilent leurs significations si on les replace dans leur contexte historique et qu’on les met en relation avec ce qui code la sous-culture et la culture hégémonique (Hebdige, 1991). Le concept d’hégémonie est fondamental dans les cultural studies et peut se définir comme le « processus par lequel des groupes sociaux obtiennent le consentement d’autres groupes » (Lussier, 2017, 1). L’hégémonie est la relation entre les groupes dominants et les groupes dominés : elle n’existe pas per se. De ce fait, elle est instable et dépendante du contexte historique et des moyens utilisés pour la maintenir (Hall, 2021).
Il s’ensuit que les culturals studies avancent que la société est structurée par des relations de pouvoir. Celles-ci sont le fruit d’une co-construction entre interactions et structures sociales (Hall, 1980). Les culturals studies laissent une place pour l’agentivité des acteurs : les interactions ne sont pas sous le joug d’une hégémonie, mais participent à la reproduction, à la démolition, ou au déplacement d’une relation hégémonique. Cette attention à l’agentivité mène ce courant à se pencher sur la façon dont les acteurs perçoivent le monde, sur la façon dont ils perçoivent et refaçonnent les structures sociales. Il s’ensuit que la dernière-née des cultural studies, la cultural criminology, affirme que le psychique est construit par et à travers des situations (Ferrell et al., 2008).
Nous pensons ce passage entre intériorité psychique et structures sociales à travers le concept bourdieusien d’habitus défini comme « les dispositions acquises, les manières durables d’être ou de faire qui s’incarnent dans des corps » (Bourdieu, 2002, 29). Il s’ensuit que l’intériorité psychique est l’intériorisation d’un positionnement dans l’espace social. À la suite de Bourdieu (1980), nous comprenons l’habitus comme principe générateur de vécus sans pour autant que ces derniers entretiennent une homologie stricte avec les structures sociales. Lahire (2016) prolonge la théorie de l’habitus, soulignant que ce dernier est formé à travers les différents groupes sociaux dans lesquels nous avons été socialisés. Les habitus sont donc résolument hétérogènes et, dans une certaine mesure, mouvants. L’habitus, compris comme un principe hétérogène générateur de vécus, permet une ouverture à l’expression subjective, en situation (Lahire, 2016), des acteurs. Nous comprenons cette expression à l’aune des outils de la phénoménologie clinique.
La phénoménologie clinique part du principe que le psychisme se construit en situation (Englebert, 2013). Cela signifie que l’être-aumonde de l’individu est autant modelé par les contraintes de son environnement que par la façon dont l’individu joue avec les contraintes auxquelles il est soumis. Il en découle que la phénoménologie clinique porte une attention certaine aux situations sociales et à la façon dont celles-ci favorisent un fonctionnement. De plus, elle propose une compréhension fine des rapports au corps (Englebert, 2013 ; voir infra). Enfin, elle prône une perspective en première personne. Nous soutenons qu’une lecture en première personne permet de se rapprocher d’une compréhension de l’expérience subjective des bodybuildeurs permettant d’éviter un écueil pathologisant.
Par cette approche, nous cernons un double mouvement décrivant un rapport au corps façonné par la culture du bodybuilding et une culture du bodybuilding façonnée par un rapport au corps. Ce double mouvement est forgé, primo, à partir d’un cadre cernant la culture du bodybuilding comme située dans un contexte socioculturel et en relation avec la culture hégémonique ; secundo, depuis le concept d’habitus pour comprendre l’incorporation, par les bodybuildeurs, de la culture du bodybuilding ; tertio, depuis les outils de la phénoménologie clinique permettant de saisir l’habitus comme aussi construit en situation. Ce cadre nous permet de saisir un rapport au corps sans le réduire à un rapport idiotique ou à un effet.